nos environnements ont besoin de dramaturgie

Pauline de La Boulaye, été 2023

écrit à la suite d’une résidence d’hiver à La Bellone, maison du spectacle à Bruxelles et d’un séminaire de printemps co produit par le Cifas formation – art vivant dans la ville, ce petit essai est hébergé et soutenu par la Bellone.

préambule

ceci est une invitation à démanteler ce qui sépare l’art de l’environnement pour provoquer d’autres formes de relations avec nos lieux et nos ressources. début de méthode partagée pour une reconstruction culturelle.

à celles et ceux qui liront ce texte, je souhaite qu’il nourrisse notre désir de créer de nouvelles situations artistiques, sociales, environnementales. 

que vous soyez artiste, oiseau, penseur, urbaniste, danseuse, rivière, universitaire, citoyenne, forêt, étanchéiste, architecte, fleur, chômeur, mécène, montagne, permacultrice, scientifique, enseignant, quadrupède, élu, jeune, vieille, non binaire, je me demande comment je vais faire pour vous parler de ma pratique. car cette pratique se situe précisément dans le fait de nous mettre en relation et de créer des situations dans lesquelles nous devenons coresponsables d’une œuvre en commun. 

d’habitude, je prends soin de construire au préalable un cadre collaboratif, avant d’y déposer un texte ; je cherche viscéralement à créer des conditions adaptées pour une parole “du dedans”, par opposition aux “discours sur” que l’on nous inculque à l’école occidentale. j’ai appris par expérience qu’il faut négocier ce cadre avec les systèmes de pouvoir, de savoir et de communication. 

ici, j’écris dans un autre contexte. voici l’endroit d’où je vous parle. 

nous sommes en juillet 2023, les températures atteignent des records de chaleur, le dérèglement climatique s’exprime haut et fort. la plupart des gens autour de moi sont confrontés à des maladies post-covid, des séparations, la précarité face à l’inflation économique, l’épuisement. la crise est sourde… tout est recouvert d’une sorte d’abondance : vertige numérique, consommation culturelle, voyages low costs. notre vacarme distrayant voile ce que l’environnement a à nous dire. don’t look up!

je suspends enfin le temps pour observer les 6 mois écoulés depuis janvier : 2023 a débuté avec une résidence de réflexion sur ma pratique dramaturgique. pause rare et précieuse. 

fin 2022, Mylène Lauzon, directrice de la Bellone (maison du spectacle), et Marine Thévenet, directrice du Cifas (formation – art vivant dans la ville), m’avaient proposé de guider un séminaire autour de la dramaturgie de l’art dans la ville et l’espace public. je sortais d’un étrange tourbillon post-covid. en moins d’1 an, j’avais collaboré à 2 projets Creative Europe compactés sur 5 mois au lieu de 2 ans, tout en réinventant la promotion d’un livre paru entre 2 confinements. après 2 années de maladie et de perte d’horizon, entre février et septembre 2022, j’ai donc voyagé en Egypte, Italie, Grèce, Autriche, Espagne… tout cela était en décalage total avec les 10 années précédant le covid, au cours desquelles j’avais enraciné mes projets de terrain à Bruxelles et en Wallonie, dans une démarche écologique et participative. “on t’avait repérée à différents endroits et différentes fonctions”, m’a dit Mylène Lauzon. 

j’avais besoin de temps pour préparer la semaine de séminaire – 4 x 7h – prévue fin mars avec un groupe de 14 participants. je n’avais pas une méthode pédagogique toute prête et le chaos de mon bureau était à l’image du tsunami. je n’avais pas de recul. 

j’ai eu la chance de pouvoir m’installer dans le grenier-cocon de la Bellone pour réfléchir. c’est un mot intéressant “réfléchir”. la racine du mot est fléchir du latin reflectere “courber en arrière, recourber ; ramener”, en latin médiéval “réverbérer (d’un miroir)”. Larousse précise : “concentrer son attention, penser longuement, prendre conscience.” mais c’est aussi le processus de renvoyer la lumière. 

comment faire pour renvoyer sa propre lumière quand on est habituée à renvoyer celle des autres et de l’espace ? on pourrait rapprocher le rôle du dramaturge à celui de réflecteur : d’ondes, de lumière, de désir. c’est autant une question d’énergie physique que mentale, comme un écho. 

le bureau-cocon est très mental. il fait nuit tôt. la Bellone est endormie, c’est encore les vacances avant l’ouverture de saison. je sors tout juste d’une formation axée sur la relation corps – émotion – mental. un enseignement hybride transmis à Bruxelles par la comédienne Inbal Yalon, inspiré de la méthode life art process fondée par la danseuse américaine Anna Halprin et de la méthode Tchekhov, liée au jeu d’acteur. je fais donc un exercice “corps – émotion – mental” pour écouter la réverbération de La Bellone.

premier ressenti : je suis ici accueillie, soutenue, nourrie dans le corps et la tête. je m’y sens bien, apaisée. on me donne les clés pour me retrouver. étonnée d’apprécier cette solitude, je savoure avec gratitude d’être à l’abri. ça me déplace de mon centre. je débranche des projets. le temps se dilate : modification des rythmes, repères, pour me reconnecter à mon désir, pour écouter ce qui vient, pour me préparer à d’autres formes de relations. j’ouvre ici un espace de transition. 

deuxième ressenti : le grenier-cocon se trouve sous la charpente apparente de la partie la plus ancienne du bâtiment qui transpire son histoire. pour y accéder, je dois traverser un patio couvert d’une verrière laquelle enferme dans un écrin des années 80, la façade XVIIe. cette relique a échappé aux bombardements de Louis XIV, dont l’ancienne maîtresse a précisément fait construire ce bâtiment, pour s’y abriter après son expulsion de France. (la guerre n’avait rien à voir, mais c’est un peu curieux.) l’acoustique dans le patio est très spéciale. j’entends la pluie sans être mouillée. décalage sensoriel : dedans / dehors. la façade XVIIe exerce une attirance magnétique avec ses symboles. le fronton est habité par les allégories de l’espace et du temps. la ville du XIXe et du XXe monte au-dessus de la verrière. je perds le sens des échelles spatiales et temporelles. ça rend humble. il manque des oiseaux, des plantes, une invasion des autres vivants ici. 

troisième ressenti : au bout de quelques jours, des souvenirs me reviennent. il y a 10 ans exactement, à la Bellone, j’étais éclaireuse pour l’académie urbaine des arts vivants en espace public, organisée par le Cifas. cherchant mon intervention, je replonge dans la revue en ligne Klaxon1. j’avais été invitée par Antoine Pickles, artiste multimédia, enseignant, curateur free lance en art performance, ancien directeur de la Bellone et conseiller artistique du Cifas. nous nous étions rencontrés dans le cadre de différents programmes européens2. oui, il y avait encore des magazines et des critiques d’art en 2011. j’avais même écrit : Slow Critic 2031, quand la culture de l’imaginaire sauvera l’Europe3… bref, en relisant mon intervention sur l’art et la ville tracée4, j’ai retrouvé les racines de ce que je pratique depuis. 

à cette période, je pensais déjà entre les mondes : le cirque, les musées, la rue, la danse, l’architecture, les corps. mais j’étais dans une approche analytique, sans doute liée à mon éducation académique française. je venais d’arriver en Belgique et de mettre au monde 2 enfants. j’avais un sentiment de déconnexion avec mon environnement, de perte de contact avec les lieux, avec mon corps en tant que premier lieu. 

à partir de 2013, j’ai amorcé une recherche intitulée Lieux Creux5. cette recherche a pris la forme de plusieurs conférences et séminaires : de Bruxelles (Iselp, la Cambre) à la Scandinavie (festival de land art et d’arts de la rue), de 2014 à 2018. Lieux Creux déplie une hypothèse qui se trouve dans mon mémoire d’histoire sur les origines du Centre Pompidou6. en résumé : l’art performance serait né en réaction à l’architecture moderniste de l’après-guerre. 

depuis lors, l’espace est entré dans mon travail avec tous ses corps de métiers. j’ai changé d’approche, pour atterrir à Bruxelles, comprendre la ville par le terrain, par les pieds. en France je “pensais”. à partir d’ici, j’ai “fait”. je suis allée dehors dans les Lieux Creux où j’ai progressivement rencontré tout un écosystème d’artistes, activistes, architectes, urbanistes, ingénieurs, élus, habitants… 

chaque année, je revenais aussi à la fin de l’été à l’académie urbaine du Cifas pour me ressourcer. j’ai pu y rencontrer d’autres passeurs funambules : ceux qui dérivent entre les mondes, celles qui soufflent sur les utopies pour ne pas mourir. à leurs contacts, j’ai pu alimenter mon propre feu. c’est à nouveau ce qu’il s’est passé à la Bellone, 10 ans plus tard, cet hiver 2023 où j’ai pu rencontrer d’autres résidents aux mêmes affinités.

dans le grenier-cocon, j’ai commencé une sorte de “panthéon du dehors” référençant les personnes dans les pas de qui j’ai marché, et ceux avec qui je fais la route depuis à travers, pour certains, des collaborations. les voici, pêle mêle, de manière non exhaustive, sans références chronologiques, pour donner une idée du spectre sans frontières de cet écosystème tissé entre les mondes : agence nationale de psychanalyse urbaine (arts vivants) architecture qui dégenre (recherche militante) Juliette Besset (agent spatial) Beuys (arts visuels) Beuys 2.0 (mon voisin) Patrick Bouchain (architecte) Carnaval Sauvage (collectif anonyme) Julien Celdran (art visuel) Jean Clottes (préhistorien) communa (occupations temporaires à finalité sociale) Michel de Certeau (philosophe) Le Cirque Invisible (Chaplin – Thierrée) Dallas collectif (activistes architectes) Danza Duende (collectif danse) Gilles Debrun (architecte) Philippe Descola (anthropologue) Design for Everyone (activistes) Don Quichotte (figure de l’errance) Michel Ellenberger (critique, auteur) les états généraux de l’eau à Bruxelles (association militante) Michel Foucault (philosophe) Félix Guattari (philosophe) Habitant.e.s des images (collectif ville, art et action) Anna Halprin (danseuse) Rip Hopkins (photographe) Tim Ingold (anthropologue) Internationale Situationniste (arts visuels) Lucien Kroll (architecte) Philippe Madec (architecte) Gordon Matta Clark (arts visuels) Hervé Mazurel (historien des sensibilités) Philippe Petit (funambule) Antoine Pickles (performer curator) Plume (cirque) pool is cool (activistes architectes) Raum Labor Berlin (activistes des savoirs expérimentaux) Stalker (école d’urbanisme nomade) Frances Yates (historienne) Joëlle Zask (philosophe)…

reconstruction culturelle 

le cadre de la résidence à la Bellone étant posé, je partage dans les pages qui suivent un ensemble de réflexions et un début de méthode issus de mes expériences. 

AGIR ENTRE LE PROCESSUS ARTISTIQUE ET LE SYSTÈME CULTUREL

les dramaturges accompagnent une œuvre à venir tout en “réfléchissant” les possibles perceptions des spectateurs7. la dramaturgie a donc lieu entre le processus artistique et le système culturel qui le soutient. formée en histoire culturelle, tout en étant investie dans des pratiques artistiques collaboratives, je m’attache à observer – et disrupter – les relations entre art et culture. 

voici mon point de vue sur l’histoire culturelle récente et ma façon d’y réagir. 

la crise Covid que nous venons de vivre nous a montré le visage d’une société sans liens : délitement des liens sociaux, la culture considérée comme non essentielle (sauf si c’est une marchandise), privatisation des ressources, contrôle chronique de la vie privée, attaque du milieu habité. on en sort avec la gueule de bois. une certaine amnésie. 

si on remonte le temps jusqu’à la deuxième guerre mondiale : la blessure a été si profonde que l’humanité a eu la clairvoyance de replacer l’éducation et la culture au cœur de la reconstruction. mais en moins d’un siècle, il semble que l’on soit parti à la dérive. sans entrer ici dans les détails de l’histoire culturelle, on ne peut que constater que nous baignons dans la société du spectacle8. le tourisme a dévoré la moitié de l’Europe. la majeure partie de la culture se consomme et pollue. des musées d’art contemporain ont été construits dans des zones urbaines ravagées par la précarité et la perte de sens. l’engagement pour le bien commun est clamé par une poignée d’intellectuels, des tiers lieux fragiles et un système associatif de plus en en plus exsangue, parce que mis en concurrence par des pouvoirs publics aveuglés par des agendas libéraux et court-termistes. sensation de cadres culturels corrompus. le post-capitalisme produit des objets sans liens et des lieux sans affects. 

on pourrait y voir un côté dramatique, figé, impossible. mais on peut aussi chercher comment modifier cela de manière dramaturgique. en amenant le mouvement souple qui permet de déplacer / replacer la création autrement dans la société. en démantelant ce qui sclérose les liens, les systèmes aliénants, le modèle événementiel, les fossilisations institutionnelles. en renouant avec le débat critique et démocratique9, et une certaine catharsis, l’art soutenant la vie. 

depuis 2015, je met en place des dispositifs pour replacer l’art dans la ville, dans l’espace non-culturel, dans l’environnement à 360 degrés. par ce déplacement, je souhaite remettre en jeu les conditions culturelles d’accès à l’art. quelles possibles vies sociales et environnementales pour l’art en dehors des murs de la culture ?

la fermeture des lieux culturels durant la crise sanitaire, a révélé à quel point l’art se produit principalement dans des lieux clos, accessibles selon certaines modalités, coupés des autres activités humaines. cela a éveillé la volonté de certaines institutions de sortir l’art dans la rue. de nombreuses subventions et appels à projets soutiennent désormais l’art dans l’espace public et la participation citoyenne. ce qui est en soi intéressant. mais le risque est de coloniser l’espace public en transposant les conditions du dedans, dehors : accueil de publics, scène frontale, parcours d’art réservé, barrières nadar clivantes… parachutage d’œuvres hors-sol sans débat démocratique. les intentions sont toujours bonnes, mais le schéma répétitif des modèles de production dominants prend souvent le dessus. 

dehors, l’espace fait 360 degrés. il y a beaucoup de facteurs aléatoires dont la météo. rien à voir avec le white cube ou la black box où tout est sous contrôle. il n’y a pas de public mais des passants, des personnes sans domicile, des usagères, des animaux, des communautés, des habitantes, d’autres vivants. l’environnement a sa propre vibration, reliefs et topographie. l’espace est déjà habité. 

plutôt que d’y déployer un arsenal culturel top down, je préfère créer un lieu intermédiaire qui va ménager les relations entre l’intervention artistique et le tissu social et environnemental, une “zone intermédiaire entre l’art et la vie10”. ce qui nécessite une économie et du temps pour tisser des liens durables sur le terrain, générer une participation active à l’œuvre plutôt que sa consommation passive. 

veiller à l’inscription sociale et politique de l’œuvre dans un tissu de liens, dans un milieu. dans le secteur des arts visuels, ça s’appelle curation : du latin curare, prendre soin. dans le secteur des arts vivants, ça s’appelle dramaturgie. je travaille directement avec l’environnement extérieur pour sortir des constructions culturelles, les oxygéner, ouvrir un espace de dissensus et de catharsis, reconstruire d’autres modalités. j’ai longtemps employé le mot curatrice* pour désigner ma pratique. en 2022, j’ai utilisé pour la première fois l’expression dramaturge*. (cf page suivante) 

Being urban, laboratoire pour l’art dans la ville11 
Bruxelles
2015 – 2016
coproduction Iselp & cfc éditions

co-curation* avec Adrien Grimmeau 
artistes : Daniel Buren, Julien de Casabianca, Julien Celdran, Simona Denicolai & Ivo Provoost, Xurxo Durán Sineiro, Jérôme Giller, Maurycy Gomulicki, Stephan Goldrajch, Thomas Laureyssens, Edwin Lavallée, Emilio Lopez-Menchero, Laurent Petit, Arnaud Théval, Lotte Van den Audenaeren, Joëlle Tuerlinckx…

architectes, paysagistes : Olivier Bastin, Gilles Debrun, Cécile Vandernoot, Zuloark collectif, Gilles Clément…
lieu intermédiaire : parlement temporaire  et programme de 50 jours pour activer des œuvres en commun
Dédale 2021, parcours d’arts en milieu urbain12 
Huy 2021
Centre culturel de Huy

curatrice* invitée 
artistes : Julien Celdran, Frans Daels, Maud Dallemagne, Design for everyonelieu intermédiaire : permanence curatoriale sur un pont 
architectures !
inventaire collectif13  Bruxelles et Wallonie
2019 – 2020
France, Autriche, Espagne
2021 – 2022
marché public pour l’inventaire d’architectures Fédération Wallonie-Bruxelles – Cellule archi / WBArchitectures 

co-curation* avec Gilles Debrun 
artistes : Habitant.e.s des images 

architectes : une centaine

habitants, artistes et activistes : plusieurs centaines
lieu intermédiaire : camp itinérant proposant aux habitant·es de sélectionner avec des expert·es, des (re)constructions et actions exemplaires pour habiter le monde qui vient
An Ideal City, microdanses & mutations urbaines14 Athènes, Reggio Emilia, Bruxelles 2020 – 2022coproduction entre les Halles de Schaerbeek, l’Opéra d’Athènes et la Fondation italienne pour la danse Aterballetto, programme Creative Europe

dramaturge* urbaine
danseurs : Carolina Morais Fonseca, Arti Pooja, Sally Demonte, Eliza Pais Sogos, Noémie Boes, Agathe Tarillon, Margaux Lissandre, Brahimi Salima, Sarah Cavenaile, Marek Brafa, Agnese Biavati

musiciennes : Katrishania Renata, Karen van Schaik

veilleurs : Laszlo Jacquet, Mostafa Mesnaoui, Marco Ghillain Cruz, Odile Zaït, Salomon Tyler, Margot Brochette, Laurie Kokoreff-Brütt, Juliette Besset, Lou Delamare – Marthe Manne, Daniele Galiazzo, Claudia Nunes

chorégraphes : Francesca Lattuada, Markella Manoliadi, Hélias Tur-Dorvault, Konstantinos Rigos, Elena Kekkou, Roberto Tedesco, Giovanni Insaudo
lieu intermédiaire : scène invisible et rituel

en analysant un à un ces projets dont la temporalité varie de 1 an à 5 ans, j’ai constitué un tableau excell avec 3 colonnes : pré-production, production, post-production. que ce soit en arts vivants, arts urbains, ou pour une nouvelle forme d’enquête par la recherche-action, la dramaturgie urbaine nécessite un rapport conscient avec la production. ce tableau démontre l’importance qu’il faut accorder aux étapes de pré-production et de post-production, souvent sous-estimées en temps et en argent par rapport à la production. voici une esquisse de son contenu, suivi de quelques réflexions sur la première partie (marquée d’un X). les autres parties sont en cours de rédaction avec l’intention d’éditer un petit livre et de partager de manière plus large une méthode, pour une philosophie en acte. 

pré-production écologie du cadreproduction lieux intermédiaires, actes artistiques, communautés hétérogènespost-productionmise en récit
cadre intime, relationnel, politique, temps biologique, existentiel, historiqueX
ancrages : où ? zones de dilatation micro-localequi ? communautés hétérogènes quand ? biorythmes
ressources : outils, community organizing15, économie sociale et solidaire

PRÉ-PRODUCTION : UNE ÉCOLOGIE DU CADRE 

j’attache beaucoup d’importance à l’alignement des cadres intimes, relationnels et politiques. cela demande entraînement et souplesse. le cadre intime est celui du corps. le premier lieu à habiter. il nous connecte au temps biologiques, aux biorythmes. le cadre relationnel est celui des compagnonnages artistiques, des alliances que nous passons au cours de notre existence. le cadre politique est celui des réseaux et des institutions, il est lié au temps politique16

_cadre relationnel : l’engagement artistique 

partir des lieux, avec des artistes sondeurs de lieux est mon socle. je collabore avec des artistes (danseurs, plasticiens, architectes, activistes) qui placent l’engagement social et environnemental au cœur de leur processus. à ne pas confondre avec ceux qui placent l’engagement social et environnemental dans le discours sans remettre en cause le cadre culturel. 

l’artiste, performeur, dramaturge et interprète Arthur Eskenazi souligne cette distinction. “comment est-ce qu’on réfléchit des objets artistiques (ou culturels) en dehors de leur considération esthétique ? il faut surtout regarder – avec un peu de recul ou un pas de côté – le contexte dans lequel cet objet est produit, diffusé, financé. il est nécessaire  de rester vigilant à ce que le propos initial engagé ne se trouve pas détourné ou instrumentalisé par les contextes dans lesquels cet objet va être présenté ou financé17.” 

lorsque l’esthétique domine, on se trouve donc face à des contradictions entre le propos et la gouvernance du cadre. par exemple : exposer l’urgence climatique dans un espace financé par une entreprise polluante, ou revendiquer la transition écologique dans un festival qui génère des déchets sans proposer une action concrète de changement (prendre le train plutôt que l’avion, récupérer les déchets). la mode écologique et participative génère plus de “discours sur”, que d’action “du dedans”. pour mettre en place une gouvernance commune cohérente avec les différents processus, je propose aux artistes de co-concevoir ensemble les règles du lieu intermédiaire dans lequel nous allons agir. 

avant d’inventer ma propre méthode, j’ai essayé ce qui a déjà été pratiqué par les pionniers en matière d’arts dans l’espace urbain, participatif ou environnemental. voici par exemple deux références grand écart :

– dans le domaine des arts visuels, j’ai fait une immersion d’un an dans le programme des Nouveaux Commanditaires18 qui permet à des citoyens confrontés à des enjeux de société ou de développement d’un territoire de faire appel à l’art. 

– dans le domaine des arts vivants, j’expérimente les rituels et célébrations collectives en m’initiant à la danse (life art process) et au carnaval sauvage de Bruxelles. 

je vous invite à faire aussi votre propre généalogie pluridisciplinaire (comme celle esquissée un peu plus haut). 

_cadre politique – réseaux et institutions

la dramaturgie des lieux intermédiaires se trouve dans la tension entre micro-histoire et histoire institutionnelle. il importe que le pouvoir politique donne les moyens de produire des lieux intermédiaires sans en prendre le contrôle. si la demande vient d’une institution, questionner cette demande, arrondir les angles, proposer un aménagement du cahier des charges. s’il s’agit d’un désir émergent d’activation d’un territoire, co construire un cadre de négociation avec une institution. 

l’institution voudra souvent contrôler la mise en récit. le récit est le lieu du pouvoir, comme la communication. le lieu intermédiaire génère sa propre communication et mise en récit. je situe ma pratique dans la relation entre ce récit “du dedans” et la communication politique et culturelle. (à anticiper durant la phase de pré-production.)

conclusion 

à l’heure de la post-réalité, des fake news, de l’intelligence artificielle, le décalage entre les mots et les actes est chronique. la sensation de décollement du réel et du langage est vertigineuse19

resituer nos micro histoires dans le corps, dans le (mi)lieu, dans des communautés hétérogènes, entre l’échelle globale et individuelle, est en train de devenir une urgence sociétale. 

l’espace numérique a perdu son utopie de cyberespace commun pour être ravagé en 20 ans par une économie de l’attention sans limite. en ville, nos cerveaux sont absorbés 24h / 24 par le monde virtuel. nous prenons le risque de perdre toute forme d’interaction avec nos environnements, nos ressources. et nous laissons la possibilité que nos environnements communs soient également ravagés par des idéologies économiques. 

le lieu intermédiaire dans son cadre écologique, est un dispositif qui ouvre la possibilité de déposer un geste, une parole, une œuvre pour l’instituer et l’incarner. quand une communauté démocratique se construit autour d’une parole, une œuvre ou un acte, cela la rend agissante, donne de la puissance. tout le contraire des coquilles vides qui nous rendent passifs, consommateurs, et nous épuisent de l’intérieur. les récits se réincarnent dans le creuset du lieu intermédiaire qui permet l’exercice du débat critique, ou la “collectivisation des capacités investies dans des scènes de dissensus20”, générer des histoires, les réhabiliter ensemble. 

l’art associé au débat démocratique réel, en présentiel, à ciel ouvert a la capacité de maintenir une attention sur nos paysages vivants. notre survie en dépend. 

voilà pourquoi, je souhaite mettre en partage cette méthode de reconstruction culturelle : créons des lieux intermédiaires pour rapprocher l’art de la vie et co-construire d’autres relations avec nos paysages. 

en espérant vous y rencontrer bientôt. 

Pauline de La Boulaye, été 2023

annexes_autres traces 

+ texte à l’attention des futur.e.s participant.e.s au module dramaturgies spatiales, urbaines, écologiques programmé du 27 – 31 mars 2023 à la Bellone avec la complicité et la coproduction du Cifas (formation – art vivant dans la ville), mis en ligne en décembre 2022

je marche ma pensée entre les mondes depuis longtemps. j’aime déplacer les choses pour les ressentir comme pour la première fois : le cirque dans les musées, les musées dans la rue, la rue dans la danse, la danse dans l’architecture, l’architecture dans les corps… ce jeu de vases communicants est nécessaire pour déconstruire nos conditions de production culturelle – société du spectacle anesthésiant – et pour inventer des formats autres, renouant avec une certaine catharsis, l’art soutenant la vie. 

nous allons explorer différents processus que j’ai pu expérimenter, la plupart du temps dehors : being urban, laboratoire pour l’art dans la ville (2015-2016), architectures ! inventaire collectif (2019-2022), l’île des liens (2020-2021), Dédale 2021, An Ideal City, microdanses & mutations urbaines (2020-2022). à grands traits, il s’agit de tisser des liens durables entre artistes, environnements, habitants, de provoquer des situations dans laquelle chacun peut devenir acteur d’un récit commun ayant un impact sur le réel, de fabriquer des dispositifs qui remettent en jeu les relations et les savoirs, de rapprocher l’écriture de l’action, de poser la question des désirs et des ressources, de démanteler tout ce qui sépare de la représentation, de déprogrammer la logique événementielle, de se souvenir de ce que veut dire « public », de déjouer les dérives de la participation, bref de créer de nouvelles conditions de productions permaculturelles. curieuse de décortiquer ces expériences avec vous, nous les questionnerons, avant de tout déplacer.

4 jours d’exploration des dramaturgies urbaines, spatiales, écologiques en pratique :

  1. nos *panthéons du dehors* : dans les pas de qui on marche, avec qui et pour qui ?
  2. nos *paysages en commun* : retour sur les projets architectures – inventaire collectif et arpenter Bruxelles en passant par Alexandrie ou comment on peut s’approprier nos paysages et les transformer par la mise en récit.
  3. nos *oeuvres en commun* : retour sur les projets Being urban et Dédale 2021 ou comment décoloniser le regard sur l’art public, inventer des chantiers d’art collectif.
  4. nos *corps en commun* : retour sur le projet microdanses & mutations urbaines_an ideal city ou comment nous ancrer dans les corps, les communautés et l’environnement.

+ texte d’intention pour la résidence en pratique dramaturgique mis en ligne en janvier 2023 

+ podcast half & half closer 15 février 2023 avec Mylène Lauzon et Emmanuelle Nizou 

notes de bas de page

  1.  édité par le Cifas en lien avec IN SITU, réseau européen dédié à la création artistique en espace public http://www.cifas.be/fr/download/klaxon ↩︎
  2. Writers on the Move, Unpack the Arts, SPACE (Supporting Performing Arts Circulation in Europe), TEAM Network (Transdisciplinary European Arts Magazine) ↩︎
  3. Slow Critic 2031, quand la culture de l’imaginaire sauva l’Europe article publié dans PORTRAITS OF A EUROPEAN CRITIC octobre 2011  
    https://paulinedelaboulaye.wordpress.com/2011/10/01/slow-critic-une-nouvelle-generation-de-critiques-europeens/

    ↩︎
  4. http://m.cifas.be/sites/default/files/klaxon/ibooks/VilleTrace.pdf ↩︎
  5. https://paulinedelaboulaye.wordpress.com/?s=lieux+creux ↩︎
  6. Origines et mise en place des relations internationales au Centre Georges Pompidou de 1969 à 1979 Maîtrise d’Histoire Contemporaine – Université Paris X – Nanterre 1999 
    les happenings, l’action painting, le land art, le life art, Fluxus, l’Internationale situationniste, le nouveau cirque… sont issus d’une confrontation avec les nouveaux contextes urbains ; confrontation elle-même issue de la volonté de sortir des murs asphyxiants de la culture et de rapprocher l’art de la vie. ↩︎
  7. Polyphonie, des dramaturges à la Bellone, Camille Louis, éditions Alternatives théâtrales, décembre 2021 ↩︎
  8. La Société du Spectacle Guy Debord 1967 ↩︎
  9. La Fabrique de l’Émancipation – Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires Jean-Louis Laville et Bruno Frère éditions Seuil 2022  « Beaucoup d’initiatives résistent au fatalisme. Elles se construisent à partir du monde réel. Celui-ci n’est pas le monde parfait qui précède ou suit la réification dans la tradition critique, il est d’emblée impur et le reste. Il compose avec les êtres humains et non-humains tels qu’ils sont. » ↩︎
  10. esthétique de la vie ordinaire Barbara Formis, presses universitaires de France 2010 ↩︎
  11. https://www.maisoncfc.be/fr/products/234-being-urban-pour-l-art-dans-la-ville ↩︎
  12. https://centrecultureldehuy.be/agenda/dedale-2021/ ↩︎
  13. https://wbarchitectures.be/fr/publications/Inventairesn3/877/ ↩︎
  14. https://www.anidealcity.com/ ↩︎
  15.  Construire des actions collectives avec le community organizing film réalisé par Thibault Coeckelberghs et Guillaume Abgrall, production GSARA asbl : dans l’optique de développer des contre-pouvoirs populaires, le community organizing est une méthode d’action et d’organisation collective mise en place et théorisée à partir des années 1930 par Saul Alinsky (USA). ↩︎
  16. “alliances et réseaux” séminaire de Pauline de La Boulaye, école supérieure des arts de la Cambre 2017 ↩︎
  17.  engagement artistique : le grand bain sur France Culture avec David Wahl et Arthur Eskenazi 1er août 2023 ↩︎
  18. http://www.nouveauxcommanditaires.eu/ ↩︎
  19. Une histoire du vertige Camille de Toledo éditions Verdier janvier 2023 ↩︎
  20. Le spectateur émancipé, Jacques Rancière, 2008 ↩︎

#retoursur10ansdesituationsartistiquessocialesécologiques#artsterritoireshabitants #arthorspiste#urbanismetransitoireetculturel #reconstructionculturelle #artsinsitu#communityorganizing #rituels #intelligencecollective#économiesocialeetsolidairedelaculture #parcourssurbains #tierslieux#villerelationnelleetsensible #designfiction
 #rechercheaction #artetdémocratie #architectureshabitées#coactiverdenouveauxrécits  #placemaking

Laisser un commentaire