Cirque et écriture
Dans le petit Robert, à la page écriture, on peut lire : « Représentations de la parole ou de la pensée par des signes graphiques conventionnels destinés à durer. »
Je ne savais pas qu’une telle définition pouvait exister.
Représentations
Parole
Pensée
Signes
Graphiques
Conventionnels
Destinés à durer
Ça fait beaucoup de concepts qui ne vont pas vraiment de pair avec le cirque
Vous connaissez sans doute cette fameuse phrase de Nicolas Boileau :
« Le moment où je parle est déjà loin de moi »
Cette citation exprime l’inadéquation entre ce que l’on voudrait dire et ce que l’on arrive réellement à faire passer.
Toute écriture, quel que soit le support, cherche à réduire cette faille tragique de l’humain.
Comment faire pour ne pas s’éloigner de soi, de ce que l’on essaie de dire ?
Le cirque est un des langages artistiques les plus directs que je connaisse,
avec la poésie et la performance.
On le dit « langage visuel et corporel ».
Les symboles et les paroles sont la plupart du temps absents.
Et quand il y en a, ils sont immanents : l’artiste de cirque ne représente pas quelque chose qui n’est pas là, il ne joue pas. Nous assistons exactement à ce qui se passe. Ici et maintenant.
Je vous propose d’analyser les différents moments d’écriture au cours du processus de création. En trois temps donc : avant, pendant et après.
AVANT
Le projet n’existe pas encore qu’il faut déjà le formuler pour les autres, ceux avec qui on travaille, la compagnie, et pour d’éventuels partenaires et soutiens. L’écriture accompagne tout le processus de création : que ce soit par des mots, des images, des storyboards, des maquettes, des sculptures. Elle suit le projet : comme le fil qui rassemble des morceaux dans la couture d’un patchwork.
Là, je parle de l’écriture créative. C’est la fable, la narration spéculative. L’écriture spontanée. Celle qui jaillit pendant l’entraînement du corps : sur le trapèze, sur le trampoline, dans la répétition. Ou dans la vie : dans le train, sous la douche. Sans qu’on sache très bien d’où ça sort.
Cette écriture-là, ça peut-être écrit dans une langue qui n’existe pas, dans des formats inventés, avec des techniques diverses. Croquis, griffonnages, plans, dessins à la main, peintures, journal, collages tout peut servir pour essayer de dire.
Ça n’est pas très lisible, ça sera le corpus de travail pour soi et le collectif. Ça parle de quelque chose qui n’existe pas encore.
C’est une intention fragile. Et tout l’oppose à la note d’intention.
La note d’intention est une autre écriture : elle oblige à rationaliser, à organiser, à mettre de l’ordre, des priorités.
Exprimer une intention, c’est avoir conscience du monde extérieur et son futur public.
C’est ce qu’imposent les dossiers de création pour obtenir des subventions. Et pour pouvoir mieux les remplir, depuis le processus de Bologne, les étudiants de toutes les écoles d’art en Europe doivent savoir écrire sur leur pratique. (c’est-à-dire produire un mémoire de 100 à 200 pages)
L’aide à la création pour le cirque et les formations supérieures aux arts du cirque sont des acquis très récents en Europe occidentale. Ils sont extrêmement précieux, il ne faut pas l’oublier : c’est le fruit de l’acharnement d’artistes autodidactes des années 1970-1980.
Mais il n’y a pas, comme dans le système des beaux-arts ou le théâtre, tout un héritage d’écriture théorique et critique. Pas de références, pas de jargon. Pas encore.
Et puis, il y a le problème de la langue. Dans quelle langue ? Anglais, français, langue vernaculaire ?
C’est compliqué de choisir une langue, une façon d’écrire dans une discipline artistique sans frontière par définition, puisque sans parole.
La parole, c’était le privilège du théâtre.
L’historienne Catherine Strasser rappelle : « Au 19ème siècle, sous l’Empire en France, il y a une loi qui restreint le champ de toutes les représentations autres que théâtrales. Les restrictions concernent essentiellement le contrôle du discours et du dialogue. Les exercices équestres ne peuvent figurer qu’avec des numéros d’animaux savants. La pantomime, jouée par des artistes d’agilité et des danseurs de corde, doit être muette « sans sujets parlés ni dialogués » et les seuls costumes admis sont Arlequin, Polichinelle (la commedia dell’arte). Ce n’est qu’en 1864, que la loi sur la liberté des spectacles abolit les privilèges du théâtre. »
Après un tel passif, on peut comprendre que seul Monsieur Loyal a eu le monopole de la parole pendant le siècle qui a suivi.
On peut en conclure que la parole et la reconnaissance artistique allaient de pair. Par exemple, le système des Beaux-Arts est un édifice fondé sur le commentaire. Le commentaire précède l’esthétique. La représentation contrôle la présence.
Normal que le cirque ait si longtemps échappé à tout ça. Sans doute pour son plus grand bien. Pendant longtemps, il ne s’est transmis que de manière orale, et a survécu.
Aujourd’hui, les risques de standardisation sont :
– le formatage de l’écriture par ordinateur. Le rapport frontal et dématérialisé à l’écran, c’est sans doute bon pour la note d’intention mais moins pour l’écriture spontanée.
– le formatage par les programmes de soutien qui édictent des comportements sur lesquels tout le monde s’aligne.
Les enjeux autour de l’écriture avant la création au cirque :
Comment faire pour que le dossier de création ne limite pas l’écriture créative ?
Comment éviter les désastres de l’académisme, du langage officiel et des mots creux ?
PENDANT
Nombreux sont les allers et retours entre discours et pratique.
On reste dans une écriture à deux vitesses :
– la pratique, l’entraînement, la répétition, d’un côté
– la formulation d’un discours, d’une écriture, d’un langage, de l’autre
Cette chose informulable dont je vous ai parlé, va petit à petit rentrer dans une forme. A chaque étape de l’écriture, il faut faire le deuil des autres possibilités.
Le cirque pourtant se tient au plus près de l’existence, de la vie qui palpite sans faire de grand discours. Alors, mettons nous dans ce corps qui cherche ses limites dans l’espace, avec ou sans objet, avec ou sans agrès.
Je choisis par exemple le corps de Claudio Stellato, ce grand danseur contorsionniste italien installé à Bruxelles et qui a créé L’Autre (présenté pour la première fois aux Brigittines en 2011 avant une longue tournée en passant par Avignon.)
Il improvise. L’improvisation fait tout surgir. Il y a le travail du corps jusqu’à l’épuisement. Il nous confiait sa démarche à un groupe de critiques lors du programme Unpack the arts à Zagreb en 2012 et Cathy Blisson a retranscrit très précisément son processus :
« C’est comme pour l’écriture automatique, j’imagine qu’à partir de la quatrième page A4, ça commence à devenir du bon matériel ? En improvisation, les premiers quarts d’heures, tu épuises tout ce que tu sais faire. Après, si t’acceptes de pas lâcher le plateau, tu chutes, tu passes par le vide, et tu remontes. Et à un moment donné, via ces remontées, tu vas dans des lieux incroyables. Voilà, ce sont ces lieux qui m’intéressent. L’inconscient te fait faire des choses que ton cerveau ne pourrait pas penser, ou qu’il bloquerait. Et tu te retrouves avec les pieds derrière la tête sans savoir comment tu as bien pu y arriver. C’est une liberté musculaire que tu as quand tu commences à aller loin avec toi-même. Ce n’est que mon point de vue. Mais j’aime ça. J’aime improviser seul. Ecrire longtemps, seul. Et dessiner sans arrêt »
L’Autre est né comme ça, après en trois années de chantier acharné, sans résidence, sans date de création en vue. Avec les moyens du bord : sa résidence de création, c’est sa vie. A l’intérieur de laquelle, il cherche. Il avait la vision d’un tapis rouge qui se déroule tout seul et puis l’histoire s’est déroulée comme le tapis. Il ne reste pas tout seul, fait des rencontres « Des ayatollahs de la dramaturgie. Des obsédés du mouvement. Des critiques sans pitié. Un photographe pas cher. » Et c’est en faisant venir un photographe Martin Firket que l’écriture a commencé. Martin devait faire des photos, jeter un œil sur la suite, aider à construire une première boîte en bois. Et puis apporter apportant toutes les lampes de son salon. Et puis tirer quelques câbles. Et puis tenir un projecteur. Jusqu’à faire partie d’un processus qui devient le spectacle.
J’aime beaucoup l’histoire de cette création. Elle montre à quel point le cirque opère une sorte d’anamorphose de la vie.
Dans ce sens, j’avais écrit un texte sur le Cirque Plume qui reliait leurs titres de spectacle au parcours de leur vie : au début, ils vivent d’Amour, jonglage et falbalas ( titre du premier spectacle), ils ont 18 ans. Et puis après, ils créent un Spectacle de cirque et de merveilles (titre 2), sans avoir vraiment un cirque. Et puis ensuite, trouvant que finalement ils ont fait un cirque, ils achètent un chapiteau et écrivent un spectacle manifeste : no animo, mas anima, ce qui veut dire pas d’animaux, plus d’âmes (titre3). S’étant ainsi opposé à la ménagerie du cirque traditionnel, il voulait créer un nouveau cirque sur un nouveau support, ce sera Toiles. (titre 4) Après, ils deviennent parents. Ça pose des questions d’amour, de famille : l’harmonie est-elle municipale ? (titre 5) etc…
La pensée en acte.
« Quelque chose suit son cours » dit Clov dans Fin de Partie chez Beckett pour qui le théâtre devait être réduit au minimum pour parler de l’être. Comme dans le Théâtre de la Cruauté – chez Antonin Artaud – Les mots ne doivent pas être utilisés pour ce qu’ils sont, mais plutôt « dans un sens incantatoire, vraiment magique – pour leur forme, leurs émanations sensibles et non plus seulement pour leur sens».
Dans ce cas-là, les mots ont une capacité d’évocation infinie. L’écriture, c’est un ensemble de chose : le choix de ces mots bien sûr, mais aussi un univers visuel, sonore, une écriture dans l’espace. Tout ça ce sont des réglages, des ajustements autour d’un acte, un choix souvent existentiel : Devenir artiste de cirque.
La dramaturgie relie toutes les parties. Elle rend cohérente une succession de mouvements. Elle peut se matérialiser par l’écriture d’une sorte de rapport comme le font les scriptes au cinéma.
Pendant la phase de création, une autre écriture peut se superposer à ce tissage, c’est l’écriture qui documente la création en cours : journal de bord, captation sonores, prises de vue. Pour tenir informer les partenaires.
Avec toutes les nouvelles technologies, La copie en temps réel d’une création en cours serait désormais possible. Mais ce serait l’outil de contrôle par excellence, plus que conditionnant et limitant. Et comme l’annonçait si bien Walter Benjamin, dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, en 1939, la technologie, ou les caméras, séparent l’homme du monde et le mène à sa désincarnation.
APRÈS
Il y a toute la communication qui accompagne la diffusion d’une création. Encore un autre cadrage
Comment fabriquer « une identité » commerciale sans se travestir ?
Le problème de la langue ressurgit. Dans quelle langue ? anglais international, français, langue vernaculaire ? dans quel style : théorique, esthétique, littéraire ?
Dans certains cas, il y a vraiment des excès de citation. Je pense à du goudron et des plumes, une création de Mathurin Bolze, compagnie MPTA. Les références littéraires sont parfois tirées pas les cheveux. Cette recherche de légitimité n’est pas nécessaire.
Il y a moyen de rester créatif dans l’écriture tout en étant ouvert à tous les publics. Pas seulement une élite. Je pense au nom de la compagnie NUUA. NUUA, ça ne veut rien dire. C’est une invention qui sonne un peu portugaise comme Luis et un peu Finlandaise comme Olli, le duo de la compagnie. Le titre de leur dernier spectacle Lento veut dire « lent » en portugais et « envol » en finlandais. On dirait une sorte d’espéranto, rêve de langue européenne, qui va bien au cirque.
Le cirque a cette possibilité d’être exigent et ouvert à tous les publics.
Pour conclure, évoquons brièvement la Naissance de la Tragédie. Nietzsche décrit comment la morale d’Apollon a tendance à mettre une esthétique plastique sur ce qui est en volume, en présence, au plus proche de l’humain et de ses limites (soit Dionysos). Toute la difficulté du cirque est de créer une forme collective qui se vit de l’intérieur, tout en formulant un discours. Depuis la nuit des temps, l’écriture cherche à résoudre ce conflit entre Apollon et Dionysos, entre le frontal et l’ouvert, entre représentation et présence. Voilà ce qui rapproche le cirque et l’écriture.
© Pauline de La Boulaye, 2014
Intervention dans le cadre d’une journée dédiée à l’écriture dans les Arts du Cirque, Arts Forains et de la Rue, organisée par la Fédération Wallonie Bruxelles et la SACD, à Latitude 50, Marchin, Belgique, le 31 janvier 2014
Programme complet de la rencontreICI
Lire aussi :
Lento, Compagnie NUUA Article publié dans Stradda magazine en décembre 2013
L’Autre, Claudio Stellato Article publié dans Stradda magazine en janvier 2013
La publication complète du programme Unpack the Arts 2012
La Fabuleuse Histoire du Cirque Plume,projet de livre
Comme une création : la communication. Article publié dans Arts de la Piste en mars 2006