Voyage Outre Ville

Réflexions, performances, espaces publics

texte publié dans A space for live art, Les Halles, Bruxelles 2013
  • Publication intégrale en anglais
  • Texte original en français

De quoi souffrons-nous au juste ?
Je veux parler de cette tristesse qui secoue l’Europe, l’Occident.
Les uns prévoient le pire, les autres veulent partir, ailleurs.
Je suis en Finlande, pays de lacs impassibles et de climats extrêmes.

Hier, à Kuopio, une femme criait « Life is an event ! » déversant du vin et du lait sur son corps. Elle renverse, elle ramasse, elle court nue, elle porte une robe de mariée qu’elle a cousue elle-même, elle plonge dans un aquarium puis dans la fontaine publique, elle arrache à pleines dents la tête d’un poisson, elle essuie, elle range. Toute l’agitation domestique transposée dans un parc public. Il pleut et l’air glacial la fait trembler. Pendant deux heures, les visiteurs du parc regardent en silence ce va et vient infini : la routine dans sa pire façon de nous torturer. La femme choisit régulièrement une autre femme dans le public. Le rituel est toujours le même. Écrire sa propre crise sur un verre rempli de vin. Casser le verre. Emporter les débris. La femme grelottante se fait servante, enfant, femme, naïade. Fragile et éblouissante. Elle est toutes les femmes.

Alejandra Herrera se met dans un état critique. C’est son cri, là, quelque part au Nord Est de l’Europe, là où il y a un espace pour des postures extrêmes qui montrent les limites de notre relation au monde. Cet espace, c’est l’ANTI festival de Kuopio.

Il lui a fallu laisser ses enfants de l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis, à Los Angeles où elle a choisi de s’installer, après avoir quitté son pays d’origine le Chili. Elle a fait le voyage, de Los Angeles à Kuopio, des Etats-Unis à l’Europe, parce que c’est une nécessité pour elle de réaliser sa performance. « Fighting for my soul » lit-on sur son tee-shirt blanc tâché de rouge. Alejandra concentre en deux heures cette absolue nécessité pour elle et pour le monde occidental.

Car en ce mois de septembre 2012, tout semble s’accélérer, la densification des villes et la perte de contact avec la nature, l’explosion des empires économiques et la chute du rêve démocratique, le gigantisme des idoles culturelles et la discrétion du geste gratuit.

Partout, on a accès à tout. Et l’on peut être vu partout. Internet modifie notre perception du monde. Une sorte de seconde peau comme une membrane virtuelle, nous relie à une échelle du monde qui dépasse les capacités physiques du corps humain. Ce corps-là avec ses cycles et sa finitude semble parfois atrophié devant l’amplification du monde.

Dans ce vaste contexte arythmique où tout semble se dérégler, en 2012, à Kuopio, dans l’ANTI chambre d’un monde à venir, j’ai la sensation que l’humain cherche à se réinventer. Ici les performances questionnent l’espace public, les genres sexuels et l’équilibre entre nature et culture. Ce sont tout simplement les trois principaux piliers de l’organisation humaine sur la planète. L’ANTI festival 2012 serait-il une sorte de laboratoire pour le monde du 21ème siècle ?

Comme pour les 10 éditions précédentes, le festival se répand dans la ville : banque, parc, magasin, mur d’immeuble. Mais cette fois-ci, une autre partie se joue sur une île vierge de toute civilisation : bois et lacs y sont tout puissants. Il n’y a pas d’électricité. Un sauna, un feu et des tentes accueillent les visiteurs. C’est le point d’aboutissement d’un projet européen itinérant pour 6 performances qui s’intitule Up to Nature.

Cinq fois par jour, un bateau relie Kuopio et l’île Karho. Sur les deux rives, de part et d’autre des eaux impassibles du lac, j’ai vu des performances contrastées à l’image des climats, de la lumière, des nuits et des jours en Finlande.

Sur l’île sauvage, la nature, écrasante d’éternité, atténue toute notion d’œuvre, de culture ou de civilisation. Dans Kuopio, comme dans toutes les villes du monde, terre, eaux et végétaux ont été relégués à des zones périphériques, souterraines ou dans les parcs. C’est encore sur le bateau que l’on peut saisir la possibilité d’un équilibre entre nature et culture. Sur le trajet, pendant 45 minutes de flottement, tout semble curieusement à sa juste place.

Rive urbaine, nous sommes à Kuopio, huitième ville du pays, 117 000 habitants. La ville est quadrillée de rues perpendiculaires comme à New York. C’est une ville comme tant d’autres. Avec ses lieux publics (institutions, musées, écoles), son espace public (rue, parcs, partout où l’on circule, où l’on se croise), ses domaines publics (bois, lacs, territoires) et sa sphère publique (espace transmédiatique, inconscient collectif).

Trois artistes américains ont été invités par les commissaires du festival (Johanna Tuukkanen et Gregg Whelan) : Alejandra Herrera vient de Los Angeles comme Heither Cassils. Et Kris Grey vient de New York.

Tous les trois questionnent l’identité sexuelle. Cette identité qui est donnée dès la naissance et qui détermine à vie nos comportements sociaux. La plupart des sociétés dans le monde admettent l’existence de deux genres sociaux bien distincts et très codifiés : l’homme et la femme. Les codes de ces deux genres sont culturels et s’affichent dans l’espace public.

Je les ai vus pousser leur corps et leur esprit au-delà des limites d’une manière que peu d’artistes européens osent assumer. Ici la responsabilité des artistes et du public crée un engagement mutuel fort que j’ai rarement vécu ailleurs.

Prenons l’exemple de Heather Cassils. Les traits de son visage ont la perfection de celui d’une statue grecque. Elle s’est sculpté un corps en faisant du body-building (comme son nom l’indique). Un corps musclé, noueux, masculin. « Une femme avec un corps d’homme », lit-on sur la couverture d’un magazine imaginé par elle. Cette apparence ambigüe crée la confusion quand on la croise dans la rue, dans un café, et quand je lui parle.

Elle a moulé son torse pour en faire un buste de glace aussi puissant que fragile. Durant plus de 4 heures, elle se tient debout nue contre le buste dans le bâtiment du gouvernement provincial de Kuopio. Au contact de son corps, la glace fond doucement dans une mélodie de gouttes et de chants d’oiseaux évoquant un monde divin. Au contact de la glace, ses seins, sa peau subissent une morsure insupportable. Elle se tient droite, sans regard, encadrée par des portraits d’hommes et de femmes notables des siècles antérieurs. Son pupitre en plexiglas se remplit d’eau. Dans le silence, nous, dégageons une chaleur encourageante.

« My body is the most honnest place I can speak from ». C’est la raison pour laquelle Heather a choisi de connaître son corps dans les moindres détails, réglant les éléments, la quantité de testostérone, n’appréciant pas quand on lui injecte une substance étrangère comme les stéroïdes. Elle contrôle aussi son image comme une extension d’elle-même.

Elle est ainsi créatrice d’une vision double : corps et image, homme et femme. Comme le devin grec Tirésias dont elle s’inspire et qui fut changé en femme avant de redevenir un homme.

Également double, Kris Grey, alias Justin Credible est une femme devenue homme. Il/elle a investi un magasin d’accessoires sexuels, un club et le marché sur la grande place de Kuopio.

Sur l’autre rive, côté insulaire, c’est un tout autre monde. L’île Karho est rarement desservie. Ses 53 hectares de réserve naturelle sont protégés du monde extérieur. Ce genre de territoire public est rarement investi par les festivals. Rien ne se prête au jeu de l’événement culturel : il n’y a pas d’électricité, des insectes vous dévorent, pas de connexion Internet, mais on se connecte à autre chose.

Les performances nous mettent directement en contact avec quelque chose d’animal, de rituel, de sauvage, de dénaturé. On y perd le rapport à la culture, à la notion d’art, au commentaire. Le corps prend tout son sens. Excursion rapide, sans discours.

Sur un chemin, Nic Green (UK) attend un groupe pour l’emmener à un endroit qu’elle seule semble connaître. Elle y a installé des bûches pour s’asseoir. Elle offre au groupe un verre d’infusion à partager. Elle met nos sens en éveil pour raconter son histoire. Johanna Kirsch (AT) nous fait part de ses pensées sur la liberté du haut de son arbre. Non loin de là, Anti Laitinen (FI) tronçonne un arbre qu’il va mettre deux jours à reconstruire. À la tombée du jour, un groupe de musiciens et de danseuses, Fiksdal/Langgard/Becker (NO) nous entraîne dans un trip d’inspiration vaudou. Ailleurs sur l’île, FrenchMottershead (UK) initie des candidats à la pêche, au tissage, au repérage. Et Martin Nachbar (DE) nous livre une danse animale : il bave, il souffle, il s’évade, il se greffe des queues, crinières, pattes et carapaces, sur une musique de cloches et cymbales alignées sur un fil tendu entre deux arbres.

Sur l’île, nous sommes au plus près du processus de création de la performance. Tout le décorum urbain et les codes culturels disparaissent au profit d’un contact direct, naturel avec la création. Mais la performance semble y perdre sa posture critique de nos codes sociaux et culturels.

C’est le moment de revenir au bateau, à ce trajet sur le lac, qui fait l’effet d’une parenthèse enchantée. Serait-ce là une plateforme de secours pour en finir avec cette mauvaise habitude occidentale d’opposer nature et culture ?

C’est exactement cet endroit, ce troisième lieu, que le couple Annie Sprinkle & Beth Stephens (US) a choisi pour la performance finale du festival : leur mariage en bleu avec le lac Kallavesi sur le bateau Queen R avec la participation active de la communauté du festival. Ces deux Américaines s’aiment et aiment la planète. C’est leur huitième union avec la terre. Chaque année, le mariage est célébré dans une couleur différente. Avec beaucoup d’humour, elles allient l’art et la vie, la culture et la nature dans une nouvelle pratique de leur invention : l’éco-sexologie. Pour nous préparer à la cérémonie, elles organisent des excursions eco-sensuelles dans des espaces tiers de la ville.

Repoussant toujours plus loin les limites du domaine public, l’ANTI festival 2012 s’est aussi installé un week-end sur la montagne qui surplombe Kuopio pour proposer des activités aux enfants. Dina Roncevic (HR) y a démonté, avec l’aide d’adolescentes en bleus de travail, une voiture, objet mythique par excellence de la société industrielle.

Cet engouement pour les espaces naturels, outre ville, n’est pas une exception finlandaise. Les territoires extra-urbains, délaissés depuis les années 1980, sont actuellement reconquis par les artistes occidentaux. La campagne, les déserts, les îles vierges représentent une sorte de Far West anti-culturel. Au-delà de l’Occident.

La performance a pourtant besoin de la ville, sans quoi elle perd son pouvoir critique. Alors pourquoi s’en éloigner ? C’est que les possibilités de s’exprimer librement dans l’espace urbain se sont considérablement réduites. Il est de plus en plus difficile d’échapper aux systèmes de manipulation actuels qui donnent l’impression que la rue peut encore être le théâtre de la liberté d’expression, que ce soit en matière d’art ou d’opposition.

À partir des années 1980, les villes européennes se sont mises à déployer un arsenal de lieux pour l’art et la culture. Cela part toujours d’une bonne intention, mais finit par éloigner les artistes de la rue et des espaces publics, pour les canaliser vers des espaces aux murs invisibles.

Prenons par exemple, la piazza du Centre Pompidou à Paris qui draine à partir de 1977 toute une population bigarrée d’artistes de rue, forains, mimes, situationnistes, dadaïstes, Fluxus. Ceux-là même qui ont propulsé l’art performance. Ce sont les enragés de 1968, ceux qui voulaient abolir les murs qui séparent l’art et la vie, les murs des musées, les murs des théâtres, sortir l’art dans la rue, mettre l’imagination au pouvoir. C’est pour eux que Pompidou a créé un navire ultramoderne. Si le bâtiment n’occupe que la moitié de l’espace c’est pour laisser une scène à ciel ouvert. Toutes sortes de performances y sont autorisées. La police n’y fait pas d’arrestation. Pourtant l’îlot de liberté n’a pas duré et le vide actuel de la piazza interpelle.

Où peut-on voir aujourd’hui des performances dans l’espace public ? Principalement dans les festivals. Mais toute performance dans la rue est conditionnée par les autorisations des pouvoirs publics. Les dispositifs de communication et de sécurité contredisent la spontanéité et la liberté de l’artiste.

Un autre phénomène réduit la liberté d’expression dans l’espace public : c’est le brouillage des limites entre espaces publics et espaces privés. Des zones piétonnes, des centres commerciaux, et parfois des transports en commun, sont maintenant gérés par le secteur privé. Un autre droit s’applique sur ces territoires.

Enfin, pour éviter les ennuis liés au contact direct avec un public plus ou moins réceptif, la performance se circonscrit de plus en plus à l’intérieur de l’espace public. Des dispositifs de différenciation, comme un trait au sol ou la présence d’une caméra vidéo, permettent d’identifier la performance comme « artistique », c’est-à-dire labellisable en tant que tel. Sinon, l’action pourrait être perçue comme un acte de pure folie, comme une menace ou comme une atteinte personnelle. Les passants n’hésitent plus à porter plainte devant les tribunaux.

À Kuopio, malgré la qualité de la programmation, le contact avec les habitants est faible. Pour la majorité du public, ce sont des initiés qui ont fait le voyage.

Ceci est symptomatique du gouffre persistant entre l’art et la société, les lieux de culture et les espaces sociaux. Où est la vie est ses possibilités créatives dans nos villes du 21ème siècle ? Tout le monde semble s’acharner à créer de la vie, du lien « social » comme on dit. Comme si nous étions devenus des fantômes hantant l’espace urbain.

Les artistes de l’ANTI travaillent leur corps et leur esprit pour nous réveiller du cauchemar. « Pince-moi ou je rêve ! » dirait un passant curieux de vivre les choses plutôt que les consommer.  Où sont les lieux pour ça ? Il est urgent de refonder l’espace public disait Pier Luigi Sacco (IT), directeur de Sienne capitale européenne de la culture en 2019, au colloque du festival. Joanna Zylinska (UK) renchérissait. Les artistes du Bio Art comme les artistes en général manipulent la vie, le concept d’être en vie. La réponse de l’audience relève de sa responsabilité. Y a-t-il quelqu’un pour réagir ? semblent hurler les artistes.

Ceux qui ont fait le voyage à Kuopio sont-ils des gens responsables ou à côté de la plaque ? La plupart des citadins sont en train de consommer des produits culturels sous perfusion. On achète ce qui semble manquer. Un supplément d’âme. Mais cela ne semble jamais satisfaisant. L’apparence se perfectionne chaque jour pour masquer un vide intérieur. Des quartiers entiers dans les nouvelles villes vendent cette apparence de culture de plus en plus cher. Certains cherchent à habiter là où il y aurait une âme. Ceux qui se pincent cherchent à savoir s’il y en a une qui nous habite.

Des centaines de boîtes sont entassées dans le sous-sol d’une banque dans le centre de Kuopio[1]. Chaque boîte conserve une photo témoin d’une performance qui a eu lieu en Europe.[2] Dès qu’on en ouvre une, on participe à la destruction de la photo en l’exposant à la lumière. Cet étrange coffre-fort me fait penser au délire archivistique et patrimonial de l’Europe qui n’en finit pas d’user sa mémoire vieillissante. Le patrimoine est devenu une valeur économique fiable pour notre continent. La vie d’avant : un produit culturel, touristique et désincarné. L’art de la performance a-t-il un avenir au cœur des villes ? Comment tracer cette posture critique en acte sans la neutraliser ? C’est un défi pour les musées du 21ème siècle comme la Tate Modern à Londres.

Je rentre à Bruxelles avec dans la tête les ombres d’un album intime de famille, projetées sur la façade d’un immeuble d’habitations anonymes. (Jukka Huitila – FI).

Pauline de La Boulaye


[1] Images en voie de disparition exposition / commissaire Béatrice Josse (FRAC Lorraine France)

[2] dans le cadre du programme européen A Space for Live Art – un projet du Programme Culture 2007-2013 de l’union européenne. ANTI festival reçoit une aide de ce programme.

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