Le début de la fin
Le festival de nouveau cirque de Zagreb survivra-t-il en 2013 ?
La question se pose, car cet automne, la huitième édition du Novog Cirkusa se termine par une soirée funèbre au solstice d’hiver : le 21 décembre 2012. Comme chaque année, ce sera la nuit la plus longue. Mais cette fois-ci, ce sera aussi la fin du monde, rappelle le programme, invoquant le calendrier Maya.
Je regrette déjà de ne pas assister à cette soirée de clôture du festival et du monde : « While our absolute stock of alcoholic and soft drinks are in charge of the Big Flood (this is an all-you-can drink party considering we do not wish to carry on remainders to the other world), some of the most fruitful performers of the circus and sideshow scene, in charge of the Big Bang, decided to spend their last evening on Earth exactly at The Last Supper. Not suitable for underaged and those of sensitive moral opinions and stomachs[1]. »
Allez ! un dernier soir, un dernier verre, un dernier tour de piste !
Les Croates auraient-ils un goût prononcé pour le mélodrame ? Il semblerait plutôt que l’annonce d’une catastrophe imminente ne provoque pas vraiment l’angoisse dans ce pays des Balkans. Il y a comme une pointe d’ironie et de dérision sous-jacente dans la perspective d’une si tragique deadline. L’histoire sanglante et chaotique de la Croatie y est sans doute pour quelque chose.
Et puis, c’est aussi une spécialité circassienne d’annoncer régulièrement sa toute proche disparition avec cet alliage d’humour et de tristesse dont seul le cirque a le secret.
Souvenons-nous des années 1970, étrange période durant laquelle le cirque traditionnel passe de la popularité télévisuelle à la faillite réelle pour des familles entières. Souhaitant dénoncer la mort progressive du cirque (dont il est issu), le cinéma européen va graver une image persistante, de sa profonde mélancolie.
I clowns de Fellini en 1970 : un voyage sur la piste pour tenter de voir ce que les clowns sont devenus dans le monde moderne. Parade en 1974 : une façon de venir « au secours des cirques » pour Jacques Tati. Depuis, le cirque traditionnel annonce régulièrement ses funérailles tandis qu’une génération entière a propulsé ce monde à part dans une autre dimension : le nouveau cirque.
Intimement lié au danger, le cirque a ainsi vécu sur la brèche de l’histoire, oscillant entre avant-garde et tradition, entre fragilité et surpuissance. Chassé des hippodromes, remplacé par le music-hall, puis dévoré par le cinéma et la télévision, il a sur-vécu. Sa force réside dans l’art de repartir à zéro, de défricher de nouveaux territoires, de se redéfinir sans cesse, sur le fil de la vie.
L’art de transformer la poussière en or
C’est sans doute pour cela, que le cirque et Ivan Kralj, créateur du festival Novog Cirkusa de Zagreb ont pactisé en 2005. La Croatie est alors en pleine transition : à peine sortie d’un régime autoritaire, et déjà tournée vers l’Europe. Attaché à la Liberté plus qu’à la Vérité, Ivan abandonne une carrière bien avancée et confortable dans le journalisme et la télévision pour sauter dans l’inconnu du cirque : cette planète ouverte au langage sans frontières où il n’y a pas de censure.
La première édition se fait sans aucune aide publique. Le thème de la Gravitation fédère des énergies bénévoles inattendues. En hommage à Newton, une pomme devient le symbole du défi lancé par Ivan et ses acolytes aux lois de la gravité (dans les deux sens du terme). L’édition suivante en 2006 évoque la Relativité des contraintes, la lutte avec les limites, le dépassement de soi. Ironie du sort, un obstacle apparaît : le théâtre national et le théâtre de la ville annulent au dernier moment la mise à disposition des salles. « Informé du scandale, le Ministre de la Culture a décidé de venir à l’ouverture du festival sans annoncer sa venue. Il s’est présenté devant la caisse et a acheté son ticket. Ceci dans le but de vérifier par lui-même ce qu’il pouvait bien y avoir de si polémique dans ce festival.» raconte Ivan
On donnait le spectacle I look up, I look down de Moglice Von Verx dans lequel la voix du philosophe Vladimir Jankélévitch donnait une piste : « L’attrait du néant, le jeu avec le péril de mort que l’homme s’amuse à exalter dangereusement – c’est-à-dire que l’homme joue à exalter dangereusement, ce qui est la condition permanente de son existence pour la passionner.[2] » Le festival a fourni au public des gants avec sur la paume la tête des directrices de chaque théâtre pour applaudir. Le Ministre a manifestement apprécié puisque les aides ont triplé l’année suivante.
D’un budget infinitésimal, le festival est resté pauvre, oui mais effervescent. Ivan sait faire des miracles dans un exercice périlleux dont voici le procédé. Tout repose au départ sur un thème : Familles dysfonctionnelles en 2008, Femmes et Cirque en 2009. Loin d’être des sujets anodins, ils attisent l’intérêt des compagnies de cirque du monde entier qui acceptent presque toujours de rejoindre l’aventure. Il n’y a pas à ma connaissance en Europe, d’autre curator de festival de cirque de ce genre.
Ensuite Ivan se contorsionne dans le carcan de la politique et de sa ville pour ouvrir la brèche du cirque. Il choisit chaque lieu en fonction des spectacles et essaime tous les automnes son festival dans Zagreb.
Puis il jongle avec les contraintes qui sont maximales, c’est un acharné de la combinaison des possibles : lieu, date, argent, disponibilités.
Enfin, comme par miracle, il fait apparaître un projet dont le calendrier et la géographie ne sont jamais les mêmes. Chaque format de festival est le miroir du sujet et du contexte. Comme ce festival d’ « un jour, une conférence, un film, une performance, un cabaret, un poster, un livre à moitié vide, un musée des reliques du festival » organisé en 2010 en raison d’une baisse rétroactive des aides publiques. « So young and already in a museum? « The Museum of Relics of Festival novog cirkusa, Barnum style, celebrates the extraordinary in ordinary, and the ordinary in extraordinary[3]. »
On dirait qu’Ivan comme Jean Genet sait que« la réalité du Cirque tient dans cette métamorphose de la poussière en poudre d’or »[4].La reconnaissance ici plus qu’ailleurs ne passe pas par l’argent. Il s’agit d’autre chose. Une chose difficile à évaluer et dont les indicateurs seraient l’éthique, la confiance mutuelle, l’engagement, la capacité d’émerveillement.
À la recherche du passage entre deux mondes
Cette année, le festival est dédié à la Magie Nouvelle. Son titre Chasing the Rabbit est moins léger qu’il n’en a l’air. « The rabbit is most certainly not in the top hat anymore, but the grill is wondering whether it is still in the forest or will the departure through the rabbit hole make it completely – disappear.[5] » Parce que les lapins dorment le jour dans l’obscurité sous la terre et gambadent la nuit éternellement blancs sous la Lune, ils incarnent parfaitement les notions magiques d’apparition et de disparition. Ayant le don d’apparaître là où on ne les attend pas, dans toutes les croyances du monde, les lapins auraient connaissance de passages secrets, comme le célèbre lapin d’Alice au Pays des Merveilles. Ce passage incarne le mystère de la relation entre la vie et la mort. Dans la littérature croate contemporaine, le Grand Lapin blanc d’Ivan Vidic[6], surgissant d’un buisson pendant un défilé militaire, symbolise le pouvoir souterrain de la révolution face à l’ordre. Ce n’est donc pas rien d’avoir placé le lapin comme emblème de ce festival 2012 où magie nouvelle et cirque nouveau se veulent en théorie détachés des animaux. Ivan parle d’un grill menaçant cet animal magique et au pouvoir mystérieux quasi archaïque et qui pourrait bien disparaître à jamais sous terre.
Cette huitième édition a en effet quelque chose de furtif. Son catalogue est un livre magique dont les pages se vident ou se remplissent au contact corporel. Réparti en trois épisodes distincts (octobre, novembre, décembre), il apparaît et disparaît des agendas. Des navettes vous transportent en soirée dans des quartiers excentrés : au Scena Travno, ancien théâtre de marionnettes dans le nouveau Zagreb, ou dans les usines réhabilitées du Pogon (Zagreb Centre for Independent Culture and Youth), institution culturelle hybride (semi-privée, semi-publique), créée en 2005 et fièrement attachée à son indépendance.
« For the official opening we’ve decided to pirate the guest appearance of Le Cirque Invisible in Murska Sobota, a Slovenian town of 11.679 inhabitants. Zagreb’s million and Croatia’s millions can afford such a performance only if the minister’s favourite festival purchases the Slovenian auditorium, proclaims the show for its own, rents buses and takes the audience to the art.[7] » Trois heures à l’aller, trois heures au retour, et deux arrêts interminables à la douane de la frontière croato-slovène qui est aussi une porte : celle de l’espace Schengen. Pour Victoria Chaplin et Jean-Baptiste Thierrée, le jeu en vaut la chandelle. De plus, un très gros lapin répond présent ! Leur Cirque Invisible est le plus ancien des cirques nouveaux. Cela fait plus de trente ans que ce couple improbable répète les mêmes numéros, perfectionne l’unique spectacle de leur vie. Et dire que ces deux-là étaient dans Les Clowns de Fellini, qui pleurait la mort du cirque en 1970. On ne saura jamais trop sur eux. Pas d’interview, nulle autre trace que l’histoire de leur rencontre originelle. Contorsionniste, femme-orchestre, funambule, acrobate, équilibriste, transformiste, à 61 ans, Victoria se rapproche chaque jour un peu plus de la mort avec laquelle elle a toujours joué sans tricher. Derrière cet instant d’éternité, la discipline et la répétition. Ici la magie, c’est de faire croire que le cirque est là alors qu’on est au théâtre. Jean-Baptiste a beau nous montrer des tours ratés, nous tromper l’œil ouvertement. On reste émerveillé. Cette magie-là est aussi vieille que la notion d’enfance. Avec les poupées, les enfants reproduisent le monde extérieur à leur échelle pour conjurer leurs angoisses en prenant le contrôle sur ces êtres miniatures. Victoria et Jean-Baptiste sont comme deux vieux enfants qui nous font passer dans leur monde.
Dans un état d’esprit semblable, Claudio Stellato, italien belge européen, a commencé le projet de l’Autre en 2008 sans autre motivation que la confiance dans son propre déroulement. Il dit avoir laissé l’histoire se raconter, le fil se dérouler, à partir de la vision originelle d’un tapis qui se déplie tout seul. Il a travaillé comme un artisan, à partir de planches et de rencontres humaines. Au contraire de sa formation de danseur, ici il ne danse pas. Lorsqu’on le voit marcher sur le bois, on ne peut s’empêcher de penser à l’origine italienne du mot saltimbanque : saltare in banco (sauter sur une estrade).
Officiellement, il existe deux sortes de saltimbanques. Une première catégorie prend le risque de vivre une vie totalement autre, pour tenter de dépasser la condition humaine et faire signe. La magie est alors utilisée pour évoquer autre chose que la magie. Cette démarche renoue avec l’aspect rituel du cirque. Dans la Grèce antique, les hommes et les divinités vivaient dans le même monde sans pouvoir communiquer. La pensée magique, les acrobaties, les jeux, la musique et la danse, étaient des moyens d’entrer en contact avec les choses invisibles. Une manière de créer un passage comme le font le Cirque Invisible et Stellato.
L’autre catégorie abuse de la crédulité des gens par des tours de magie. Cette démarche renoue avec la part obscure et tout aussi fascinante de la magie et du cirque. Rappelons que Barnum fut autant l’inventeur du cirque itinérant que de la publicité au tournant du 20ème siècle. Ce charlatan qui a métamorphosé le théâtre ambulant en attraction foraine a su manipuler des foules entières, avides d’enchantement. Quand l’objectif devient la manipulation elle-même, il faut bien reconnaître que la magie n’opère pas. A Zagreb, il y avait le représentant d’un mouvement de « magie nouvelle » en France, Rafael Navarro. Il est le magicien derrière les coulisses du spectacle Vibrations de sa compagnie 14:20. Ses théories et les extraits vidéo sur Internet sont très attractifs. Pourtant, en vivant un court épisode de 7 minutes exécuté par François Chat, je suis tombée des nues. Il n’y avait pas d’aura. L’artifice capturait toute l’attention : un fil de pêche. Impasse.
Sortie de secours
Revenons à l’éventuelle fin du monde. Souhaitons plutôt la fin d’un monde en noir et blanc qui oppose les marchands du temple de la culture aux missionnaires pour la dignité de l’art. Cette vision dualiste, c’est le Big Bang. C’est le déséquilibre assuré pour ceux qui prennent le risque de vivre leurs projets comme pour ceux qui ne les vivent pas. L’année prochaine Ivan saura-t-il transformer la fin du monde en un passage vers une nouvelle ère ? Et nous : trouverons-nous la sortie de secours ?
Pauline de La Boulaye
pour Unpack the Arts (European residency programme for cultural journalists)
[2] Cathy Blisson – Télérama n° 2974 -13/01/2007
[4] Le Funambule, Jean Genet, édition L’Arbalète, France 1958
[5] Introduction, programme du festival, Ivan Kralj, Croatie 2012
[6] Une parade de cirque – Anthologie des écritures théâtrales contemporaines de Croatie, sous la direction de Nataša Govedić, Editions l’Espace d’un Instant, France/Croatie 2012
[7] Introduction, programme du festival, Ivan Kralj, Croatie 2012
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